Violences, deuil et marchandage : être victime c’est crevant (y compris pour les autres)
Je ne raffole pas de l’approche psychanalytique, en matière de traumas. Mais force est d’admettre qu’il y a tout de même quelques petites choses à garder.
Anna Freud, la fille du vieux schnock, disait qu’il faut frapper deux coups pour faire un traumatisme : le premier coup dans le réel, et le second dans la représentation du réel. Il y a les faits, et il y a la représentation qu’on s’en fait, qu’on perçoit, qu’on provoque ou qu’on subit. Elle avait raison.
Le premier coup (le mot “coup” étant ici entendu comme la globalité du trauma initial) est douloureux. La violence qui nous frappe nous oblige à adopter la stratégie de survie la plus accessible au moment où on est attaquée : se figer, ne pas se débattre, rester immobile, physiquement et/ou mentalement, et préserver l’hébétude qui nous permettra de mettre ensuite un pied devant l’autre pour affronter le reste de notre existence dans cette situation de violence, du moins tant qu’on ne peut pas s’en extraire.
Le deuxième coup, c’est souvent plus tard, et parfois beaucoup plus tard. Ca peut être le souvenir qui remonte, parce qu’un nouvel événement nous a obligées à nous souvenir mais à la lumière d’un nouveau contexte. Ca peut être le regard négatif porté sur le trauma initial par un entourage toxique. Ca peut aussi être le regard bienveillant qui nous fera prendre conscience de l’horreur du trauma initial, horreur qu’on avait soigneusement éludée dans un réflexe d’autoprotection. Pour y survivre sans que chaque pensée nous donne envie de crever.
Ce regard-là, il est terrible car il met en évidence bien des choses qu’on n’avait ni l’envie ni la force d’affronter : si une autre personne que moi-même estime que j’ai vécu quelque chose d’horrible, et me dit qu’elle me soutient, ok c’est cool et en théorie c’est ce qu’on veut toutes, mais dans ma réalité à moi, ça va matérialiser la soudaine impossibilité à poursuivre ma route, celle du silence et du déni, celle qui me permettait de tout juste survivre. Celle qui me permettait de me raconter l’histoire d’une femme qui s’est reconstruite, alors qu’en réalité la femme que j’étais parvenait tout juste à survivre, immobile, dans l’hébétude initiale et le silence.
Moi, j’ai eu beaucoup de mal à le gérer, ce regard. Pour tout un tas de raisons.
Mais surtout, je n’avais pas envie d’être une victime. Parce que je n’avais pas envie de nommer un coupable, parce que je refusais d’envisager qu’il pourrait avoir des complices, et que ces complices, je les trouverais parmi mes proches. C’était l’annonce d’une destruction supplémentaire et cette idée m’était insupportable. Dans mon esprit, c’est comme si le prix à payer pour être libre était d’abord de tout perdre.
Le moment où on prononce le mot “victime” pour soi-même, c’est comme si on attrapait une pelle pour aller enterrer toutes ses illusions. C’est la mort d’un tas de trucs, c’est un coup qu’on s’assène, ça rend vrais des faits qu’on pouvait jusque là ignorer, du moins aux yeux des autres, un petit peu. Ignorer la réalité, c’est comme prendre une bouffée d’air en remontant à la surface de l’eau, pour retourner se noyer après, encore et encore.
Comme toutes les victimes, je me suis crue unique. Les violences intra-familiales étant ce qu’elles sont, je suis arrivée à l’âge adulte avec mon bagage traumatique et j’ai construit ma vie de femme, farouchement silencieuse, sur les cendres fumantes du brasier familial. J’ai laissé derrière moi les attaches gênantes et j’ai avancé, en regardant droit devant moi. Une fois plantée devant mon œuvre (un mariage, des enfants, un travail), j’ai fièrement estimé que je m’en étais sortie et que je m’étais reconstruite. C’était faux, évidemment.
J’ai parlé, une fois. J’ai eu droit à beaucoup de bienveillance. Et ça m’a presque tuée. C’est là que j’ai compris que je n’avais rien reconstruit, ni moi-même ni ma vie, et que parler remuerait un tel tas de merde que j’allais devoir me mettre à bosser vraiment pour entamer une vraie reconstruction. Mais à ce moment-là de mon existence, c’était exclu : tout ce que j’avais me semblait mis en péril par une telle perspective. Alors j’ai fait marche arrière et je suis retournée dans la prison familière du silence.
17 ans plus tard, j’ai divorcé. Un cataclysme absolu, dans des conditions vraiment pourries. Et là, impossible de fermer les yeux et d’appliquer à nouveau la politique du silence. Je devais parler ou crever à petit feu, je me sentais mourir un peu chaque jour. Alors j’ai parlé. Et ça a remué la merde. De la vieille merde qui venait de très loin. Tout a basculé. Mes repères, mon identité, mon existence.
J’ai su que si je voulais me mettre à vivre vraiment, et me donner les moyens d’être heureuse, j’allais devoir entamer ce travail que je prétendais avoir déjà accompli. Mais pour ça, il fallait faire le deuil de l’illusion que j’avais patiemment édifiée. Et le deuil, quoi qu’on pense de Kübler-Ross par ailleurs, c’est toujours le même processus en 5 étapes : le déni, la colère, le marchandage, la tristesse et l’acceptation.
Le déni, ça a été avant le divorce. La colère, c’est ce qui m’a permis de divorcer. Mais le marchandage… Aaaaah, le marchandage, quelle étape de merde, où on se conduit comme une merde, et où on accuse quiconque voudrait nous empêcher de le faire de ne pas nous respecter en tant que victime.
C’est sale, le marchandage. Ca nous fait du mal et ça fait du mal à celles et ceux qu’on essaie d’instrumentaliser pour revenir à “avant”, avant quand tout n’allait pas si mal finalement, avant qu’on parle, avant que des gens adorables nous écoutent, avant qu’ils nous aident à prendre conscience qu’on a le droit d’être entendue, qu’on est légitime, avant qu’on les accuse à tort de détruire notre vie, de détruire le travail qu’on pense avoir accompli, alors que leur seul tort est de nous écouter et de nous soutenir vaillamment, avant qu’on réalise que cette nouvelle clarté dans notre vie, elle va éclairer sans fard une bonne partie de notre entourage et bouleverser l’idée qu’on s’était faite de nos proches, qu’on a toujours voulu croire aimants et soutenants et qui en fait trouvaient bien pratique qu’on ferme notre grande gueule sur les violences qu’on a subies.
Nos proches, ils sortent rarement grandis de la libération de la parole. Ca ne vient pas de nulle part si on a aussi bien intégré que parler allait foutre la merde. C’est un truc inculqué fort et tôt, dans les familles et l’entourage. Et même dans celles qui semblent bienveillantes, il y a tout de même une foutue propension à bien fermer sa gueule et à regarder ailleurs.
Alors ce n’est pas évident d’admettre, comme la grande fille qu’on prétend être, qu’on a un entourage pas forcément parfait. C’est bien plus facile d’aller taper sur la gueule de celles et ceux qui nous tapotent la main en les accusant de juger nos proches, parce qu’on n’a pas le courage d’ouvrir les yeux et de le faire nous-mêmes.
Non, on ne veut pas de tout ça. Nous, on veut à la fois s’en sortir et à la fois préserver l’illusion de la vie d’avant. On veut une nouvelle vie dans l’ancienne. On veut parler sans que le kaléidoscope ne bouge, parce qu’on a peur, tout simplement.
Alors on marchande. Et ce qu’on marchande, dans le deuil de l’illusion, c’est un retour à l’état antérieur, une petite prolongation du mensonge confortable, au prix de notre vie et de notre intégrité. On est prête à tout, on accusera tout ce qui se mettra en travers de notre route, et on reprochera bien souvent à nos soutiens les plus précieux les confidences qu’on leur a faites. Nous, les victimes, nous sommes à la fois des martyres et des bourreaux, pour celles et ceux qui nous soutiennent. Nous faisons d’elles et eux le punching ball de nos hésitations, nous leur infligeons nos revirements, nous leur donnons des ordres, nous leur reprochons notre inconfort, nous leur reprochons même d’être la cause de nos flashbacks et de notre réactivation traumatique.
Parce qu’une fois qu’on a commencé à se sortir du silence pour enfin arrêter de mourir chaque jour, on entame un long parcours pour aller mieux, et ce parcours est un déchirement. C’est la “river of misery”, la rivière de la misère, c’est-à-dire cette période d’inconfort épouvantable qu’on traverse lorsqu’on entreprend de grands changements. Un peu comme quand on décide de faire des travaux dans sa maison pour installer une nouvelle cuisine, parce que l’ancienne, franchement ce n’est plus possible. Alors on prend la décision, on se lance, et là c’est la misère : on doit tout casser, tout démonter, la pièce est un immonde chantier, il y a des murs à nu, des câbles partout, on n’a plus d’électricité, plus d’eau, on fout de la poussière de plâtre jusqu’au plafond, on ne peut plus cuisiner, bref c’est la merde.
Là, on se demande ce qui nous a pris de vouloir changer de cuisine. C’est vrai, en fait : elle était pas si mal la cuisine d’avant. À ce stade on se garde bien de repenser au fait qu’on la détestait, qu’elle nous empêchait de faire la bouffe, que tout était abîmé, pourri, et qu’à chaque fois qu’on entrait dans la pièce on avait envie de se barrer illico. Non, tout ça on affecte de l’oublier, et on pleurniche sur l’ancienne cuisine.
On n’arrive plus à penser à la super chouette cuisine fonctionnelle et propre qu’on va avoir une fois les travaux finis. On est dans la rivière de la misère, et au lieu de se dire qu’on doit continuer à avancer, qu’on est sur la bonne voie, qu’il faut faire le taf et regarder sur l’autre rive, celle du plan de travail spacieux et de la table de cuisson toute neuve et pratique, nous on pleure en se faisant croire qu’avant c’était bien. Alors qu’avant, on était littéralement figée sur place.
Alors on marchande et au passage, on accuse le plombier et l’électricien d’être responsables de ce bordel. Moi j’ai marchandé comme une poissonnière en bout de criée. Heureusement, j’ai été remise à ma place et ça m’a permis d’avancer.
Par la suite, une fois la vraie reconstruction entamée, et quand j’ai enfin trouvé l’apaisement, j’ai eu l’occasion d’échanger avec pas mal de femmes qui avaient également été victimes de violences. J’ai constaté qu’on traverse toutes les mêmes étapes, chacune selon ses moyens et avec les armes dont elle dispose, car au final ce cheminement reste une guerre : contre soi-même, contre les coupables, contre l’ordre établi et contre le poids des injonctions à être sage et silencieuse.
Toutes les victimes sont uniques, mais toutes les victimes sont identiques. Le marathon vers la lumière est un parcours de combattante, toujours le même : la seule chose qui change, c’est qui on choisit de considérer comme son ennemi. Quelle que soit la quantité de conneries qu’on nous a inculqué depuis l’enfance, à un moment, il faut choisir qui on garde dans son viseur : si c’est quelqu’un d’autre que le coupable et ses complices, c’est qu’on fait fausse route. Et choisir la mauvaise voie ne sert qu’une cause : celle des auteurs de violence.
Il y aurait beaucoup à dire de la position d’écoutante. Mais à toutes celles qui ont eu ou qui auront à occuper cette place délicate et pas du tout gratifiante, dites-vous une chose : être victime n’est pas un blanc seing pour traiter les autres comme de la merde, pour les consommer, les essorer, les épuiser. Jamais. Quoi que nous ayons vécu, vous avez le droit de vous protéger, vous devez le faire, vous vous le devez à vous, pour rester droites dans vos bottes, car vous laisser piétiner pour servir la fiction d’une victime en phase de marchandage, ça ne l’aidera pas elle, et ça vous fera du mal à vous.
Force à nous toutes. Les victimes et celles qui les écoutent, avec une pensée particulière pour celles qui ont la double casquette. Dieu sait que ça décoiffe.