Plus jamais journaliste

Quand j’ai commencé à faire des piges, j’ai bénéficié de conseils avisés. C’était il y a environ 9 ans et si j’avais en gros les mêmes principes et idées qu’aujourd’hui (sur le féminisme, l’égalité, l’approche déformatante de la sexualité et de la santé sexuelle), la plupart de mes réflexions concernant la presse féminine et le journalisme en général étaient bien moins radicales qu’elles ne le sont maintenant.

Par exemple, il me semblait à l’époque que proposer mes services à des magazines féminins était une idée pertinente, impression renforcée par les encouragements de mon entourage.

(Et pendant ce temps, je réfléchissais)

Je savais bien que ces magazines n’avaient pas besoin de moi. Mais je comprenais la logique qui poussait mes proches à me suggérer de tenter d’y faire mon trou.

Je sentais donc que tenter de vendre des piges à la presse féminine était à la fois la preuve d’une totale méconnaissance du système, d’un petit côté désespéré-je-frappe-à-toutes-les-portes, et la marque d’une prétention ridicule (“Je sens que vous êtes ouverts d’esprit, pourquoi ne pas tenter des articles un peu pas-pareils, ça vous brancherait ?”).

(Je réfléchissais toujours)

J’ai écrit quelques articles : j’ai pleuré des larmes de sang. Pas parce qu’on m’imposait des choses mais parce qu’on m’imposait le mensonge, la manipulation, le foutage de gueule organisé et que je n’étais ni bonne à ce jeu-là (mes articles étaient médiocres dans les bons jours, consternants dans les mauvais), ni encline à m’y soumettre.

J’ai aussi testé les “essais” non concluants, où l’on finissait par m’envoyer chier poliment en m’expliquant que j’étais assez décevante car on s’était attendu de ma part à une plus grande flexibilité, à un vrai talent d’écriture légère… Une rédactrice en chef (sympathique au demeurant) m’a clairement expliqué que je manquais de frivolité, et que je n’avais pas saisi comment m’adresser à sa cible.

(À ce stade, je savais ce que je ne voulais plus faire. Mais je manquais un peu de cran et j’avais trop besoin de pognon pour comprendre que je n’avais pas fini de me fourvoyer)

J’ai donc été soulagée quand j’ai pu laisser tomber les candidatures mi-motivées mi-hypocrites dans ce domaine-là : j’avais essayé, j’avais échoué, et sans vraiment le faire exprès je m’étais donné les moyens de dire non, de la façon la plus simple qui soit et qui est toujours la même pour moi : grillée dans le secteur, pas bankable et pas capable de m’en tenir au “Moi je veux écrire-c’est-ma-passion-et-je-suis-prête-à-le-faire-quelles-que-soient-les-conditions”.

Concrètement, ça signifiait que je préférais remplir mon frigo en faisant des jobs qui n’ont rien à voir avec l’écriture plutôt que de livrer de la merde pour la seule vanité de pouvoir dire “hu hu, je suis journalisse”.

En dépit de ces nobles valeurs affichées, je n’ai pas vu venir le merdier : je pensais m’être libérée d’un carcan, j’étais fière d’écrire “proprement” tout en étant payée et j’ai pourtant été assez conne pour entrer quelque temps plus tard dans une cage beaucoup plus solidement verrouillée.

Parce que oui, bien sûr, aujourd’hui je peux dire que je suis plutôt intègre. Pourtant, avant de la récupérer, cette intégrité je l’ai vendue de la pire façon qui soit : en me racontant d’énormes mensonges et en me faisant croire que je poursuivais un but noble. En croyant m’offrir la liberté d’entrer notamment en guerilla contre la presse féminine, de défendre ma vision du féminisme, de lutter contre le formatage médiatique, en croyant que j’allais porter mes petits messages haut et fort (quelle idiote), je suis devenue une chroniqueuse-pantin. Et j’ai recommencé à livrer de la merde, mais en grosse quantité cette fois.

Stupidité, naïveté, manque de perspectives, besoin d’argent, j’ai abdiqué mon droit à dire non pour me vendre à un mastodonte, dont je n’ai jamais été qu’un minuscule maillon, broyable, corvéable et malléable à volonté. Et de chroniqueuse hargneuse à journaliste-robot, j’ai été l’instrument stupide d’une machine financière au sein de laquelle, malgré tous mes efforts, je n’ai jamais réussi à faire passer le moindre message constructif.

Pour me consoler et flatter mon ego, je me disais que j’écrivais tout de même écrit des trucs pas trop mal, parfois. Et puis j’ai perdu l’élan et je me suis tout bêtement résignée à produire en vrac et sous la pression tout ce qu’on me demandait de produire. Et comme j’avais entre temps bien appris à écrire sur commande, j’ai pu simuler l’énergie, l’enthousiasme, le-feu-de-l’élan. Évidemment, les gens qui m’avaient lue avant ont bien vu la différence et m’ont fait remarquer avec tact qu’en gros, je faisais de la merde sur commande.

Je ne peux m’en prendre qu’à moi-même : je m’étais liée les mains toute seule et j’étais prise au piège d’un boulot dont je n’avais pas le droit de me plaindre, car j’exerçais un métier que dans l’absolu je trouvais chouette. Je faisais certes un sale job dans ce beau métier-là mais après tout, personne ne m’avait obligée. Assise sur mon cul, bien au chaud et à l’abri du besoin, il eût été malvenu de cracher dans la soupe qui me nourrissait, même pour lui donner du goût.

(Là, j’ai vraiment compris que pour dire “non”, il fallait parfois y être poussée)

J’ai perdu l’envie d’écrire. Je n’ai pas aimé ça. Ça n’a pas été un drame parce que le monde se passe aisément d’une pisse-copie de plus mais je n’ai pas aimé perdre cette envie-là.

Je n’ai pas non plus aimé le fait d’être lâche. Ne plus pouvoir affirmer de façon tranchée ce en quoi je croyais, ne plus avoir aucune légitimité à défendre certaines choses, et être responsable de ça, c’était assez inconfortable.

Je n’ai été étiquetée journaliste que par accident, et j’ai détenu une carte de presse qui ne m’a été délivrée que par un (mal)heureux concours de circonstances. J’ai du mal à l’expliquer mais le soulagement que j’ai ressenti à la voir expirer a de loin dépassé le bref plaisir que j’avais éprouvé à la recevoir.

Certes, pendant quelques semaines j’ai cru que ce serait une sorte de récompense, de gratification au sens le plus pur du terme, mais une fois qu’elle a été rangée dans mon portefeuille, j’ai fini par comprendre que cette récompense n’était que l’équivalent d’une croquette distribuée quotidiennement à un chien docile, qui fait là où on lui dit de faire.

J’ai découvert au fil du temps la sensation dégueulasse du collier étrangleur en forme de “non-ça-on-peut-pas-le-publier-tel-quel”. Le “Faut-qu’on-voie-parce-que-c’est-trop-euh”. Les hésitations à faire bouger les lignes. La peur du trafic-roi. L’écriture sous influence et les muselières qui ne disent pas leur nom.

Alors oui j’ai appris le job, dans sa dimension scolaire, technique, académique. Mais j’ai aussi appris le renoncement et la honte devant l’élasticité de la déontologie et le silence obligatoire posé sur cette honte.

J’ai choisi d’arrêter et je n’ai jamais été tentée de reprendre. En cessant d’être journaliste je me suis remise à écrire.