Sciences Po Paris et la loi travail : l’élite se mobilise… mais pas comme tout le monde
Le 21 mars, les étudiants de l’Institut d’Études Politiques de Paris, établissement plus connu sous le nom de “Sciences Po”, faisaient savoir par un communiqué de presse qu’ils réaffirmaient leur “exigence de retrait total du projet de loi travail, sans aucun compromis possible”.
Ils expliquaient dans ce communiqué que l’administration de l’établissement leur a refusé les dispenses d’assiduité pour les jours d’action nationale, dispenses qui selon les étudiants leur sont nécessaires pour se mobiliser. Ils précisaient en effet que “sans ces dispenses d’assiduité, les étudiant-e-s se trouvent désormais dans l’incapacité de continuer à se mobiliser pour défendre les droits des travailleurs-ses, des jeunes et des chômeurs-ses”.
Ce communiqué de presse a été largement relayé, y compris par des sites militants, indépendants, de lutte etc. Il semble que nous soyons peu nombreuses et peu nombreux à relever la violence contenue dans ces déclarations.
Levons de suite les éventuels malentendus : oui, il y a sans aucun doute à l’IEP de Paris des étudiants boursiers qui craignent légitimement pour leur attribution de bourse en cas de manquement à l’obligation d’assiduité.
Parlons de mobilisation. Se mobiliser, lorsqu’on est salarié.e, c’est quelque chose qui peut être très difficile, et très compliqué. Participer à une grève, à une manif, à une journée d’action, c’est souvent s’exposer à des représailles, des menaces, une placardisation, un licenciement futur sous prétexte de n’importe quoi. Ajoutons que chaque jour de grève est un jour de salaire en moins. Tout le monde ne peut pas se le permettre.
Ensuite, la prise de position et/ou de parole : là encore, c’est souvent risqué, et cela expose les personnes qui se mobilisent à de possibles représailles, prises en grippe, harcèlement, menaces voire plus.
Quand on n’est pas salarié.e, se mobiliser n’est pas forcément plus simple : on fait ce qu’on peut, comme on peut. Avec des gamins en bas âge, avec Pôle Emploi au cul, avec peu d’argent, avec toujours la peur de perdre les minimas qu’on a, la peur du contrôle, des fins de mois, de l’avenir… Dans tout ça, la mobilisation, ça ne va pas de soi.
Se mobiliser ça demande de la force, du temps, de l’énergie, des moyens financiers, humains, relationnels, logistiques, et ça a toujours un prix. À chacun et chacun.e de considérer ses possibilités, ses envies, ses contraintes et de composer avec tout ça.
Mais la mobilisation, quand on n’a ni le cul dans le beurre ni la certitude de détenir le pouvoir et la liberté de s’exprimer, ce n’est jamais quelque chose que le patron, ou l’État, ou la société, ou l’autorité qui te tient en laisse en te laissant tout juste de quoi avoir peur de perdre le peu qu’on t’accorde à reculons, t’accordent avec un petit mot d’autorisation bienveillante après une négociation fructueuse.
La mobilisation ça se décrète ou ça survient, ça jaillit ou ça s’organise, ça s’arrache ou ça s’obtient de haute lutte, et parfois ça s’impose, ça se passe, ça occupe le terrain, ça se provoque, mais dans tous les cas ça se paie.
Et quand on se mobilise, si on en a la possibilité, les moyens et la force, c’est avec la conscience aiguë, violente, de ce prix qu’on pourra avoir à payer. Parfois on s’en tire plutôt bien : on est à même de supporter la perte de salaire, ou alors on ne va pas trop morfler au boulot, ou alors on a pu caser les petits pour aller marcher la tête haute en exigeant de la dignité, ou on a pu parler sans se faire humilier ensuite… Parfois le prix est plus élevé mais on est dans un désespoir plein de colère, de haine d’opprimé.e alors on fait fi de ce prix et on fonce, et puis parfois on n’a plus rien à perdre alors on y va, on joue le tout pour le tout, on veut faire entendre sa voix, on veut être avec d’autres qui souffrent pareil, qui ont peur pareil, qui vont nous donner l’impression de ne pas être seuls.
Ces étudiants de Sciences Po, sans aucun doute bien intentionnés et sincères dans leurs intentions et leur démarche, affirment que sans l’autorisation de l’administration, sans ces dispenses d’assiduité, ils ne peuvent se mobiliser. J’aimerais bien savoir à quel moment des ouvriers d’une usine ont fait savoir par un communiqué de presse que sans la dispense de présence à leur poste par leur patron ils ne pourraient pas se mobiliser.
Le problème avec les déclarations de ces étudiants, c’est qu’ils se mobilisent en privilégiés, et le mot “privilégié” n’est pas une insulte, c’est un constat : ils exigent de pouvoir se mobiliser sans payer le prix du commun des mortels, et dans le fond ils ont raison car nul ne devrait jamais être sanctionné pour avoir pris position en faveur d’une cause juste, mais leur exigence est ici une exigence d’élites, et de facto une insulte et une violence faite à tous ceux qui, sans dispense d’assiduité, paient chaque jour le prix pour leur mobilisation.
Prétendre que sans cette dispense d’assiduité on ne peut pas se mobiliser quand on est étudiant, ce n’est pas seulement un mensonge factuel, c’est également d’une indécence inouïe. En vérité, sans dispense d’assiduité on peut tout à fait se mobiliser : on risque simplement d’être sanctionné. Ou de se faire virer. Ou de ne pas pouvoir se présenter à ses examens. Ou de récolter une note éliminatoire. Ou plein d’autres trucs selon les règlements des universités. En gros, on risque… de payer le prix pour s’être mobilisé.
Dans ma fac (j’ai repris mes études de droit en 2005), l’obligation d’assiduité aux séances de travaux dirigés était ainsi posée : on avait droit à 2 absences non justifiées par semestre. En cas de manquement à cette règle, on ne pouvait pas présenter l’examen dans la matière concernée. Je n’entre pas dans les détails des conséquences des notes éliminatoires, c’est chiant. La réalité était en fait bien plus tranchante : en cas d’absence tout court, même excusée, on était saqué. La discrimination tacite des étudiants non assidus, même en cas d’excuse recevable, était une incontournable conséquence de l’écrémage constant dans cette fac. Autant dire que mon agentivité, au moment du CPE, a été plutôt réduite… Doublement d’ailleurs, puisque j’étais en même temps salariée. À temps plein. Ah non, pardon, mon agentivité a été triplement réduite, parce que j’avais en plus de ça deux gamins de 5 ans et 6 ans et demi.
Je ne fournis pas ces précisions pour me donner des airs d’héroïne sacrificielle (il est pleinement admis à l’unanimité de moi-même que j’ai été géniale pendant cette période, car j’ai mené à bien des études de droit tout en bossant à plein temps et en élevant mes enfants, donc on est ok que l’affaire est pliée, je me kiffe d’une force, t’imagines même pas) (oui ça c’est un truc de sale féministe : j’ai appris à me féliciter pour les trucs vraiment cool que j’accomplis, rapport au fait qu’on est vachement bien servie par soi-même en attendant d’être un peu moins desservie par les autres), je fournis ces précisions pour mettre en évidence que le prix à payer je l’ai bien en tête, sous différents angles, tous bien bien pourris, et que les implications d’une assiduité obligatoire ne m’échappent pas. Même quand cette assiduité va au-delà de séances de travaux dirigés et concerne tous les cours. Et ton job (le patron, ça veut de l’assiduité, c’est dingue). Et tes gosses (les enfants c’est encore pire, ça a tendance à exiger une assiduité assez démentielle).
Sans dispense d’assiduité on ne peut effectivement pas se mobiliser comme on le voudrait. Quelles solutions peut-on envisager ? Eh bien on peut essayer de se mobiliser autrement, ou alors on peut apprendre quelque chose du refus du petit mot d’excuse du taulier de cette boîte à élites : c’est que cette saloperie de système dans lequel on est enfermé ne permet pas d’avoir le beurre et l’argent du beurre, que la mobilisation ça se conditionne à plein de choses mais pas à l’autorisation de la hiérarchie, et que Sciences Po Paris n’est pas exactement l’endroit où papa/patron/système te fera un bisou sur le front en te donnant carte blanche pour aller gueuler le poing levé contre l’ordre établi, ordre établi que ton cursus à l’IEP te formera à pérenniser, à promouvoir et à exercer en son nom.
Et il me paraît vraiment inadmissible d’affirmer au nez et à la barbe de tous les gens qui en chient pour se mobiliser, ou de tous ceux qui sont obligés d’y renoncer par manque de moyens, que sans dispense d’assiduité de la part de son établissement scolaire ou universitaire on ne peut pas se mobiliser. Parler ainsi en affirmant qu’on le fait “pour défendre les droits des travailleurs-ses, des jeunes et des chômeurs-ses”, c’est un peu chier à la gueule de ces mêmes travailleurs-ses, jeunes et chômeur-ses qui doivent, pour leur part, composer avec des contraintes et des autorités qui ne leur accorderont jamais de dispense pour se mobiliser.
Parler ainsi, c’est déjà montrer des exigences de privilégiés, et penser en jeune chien de garde du système.
Et c’est d’une ironie assez violente.