Le féminisme est-il soluble dans les emmerdements ? (Spoiler : oui)
Me demander comment on peut être féministe m’amène non seulement à interroger les obstacles extérieurs et les freins structurels à nos luttes, mais également à questionner la façon dont nous nous sentons capables (ou pas) de prioriser le féminisme dans notre vie quotidienne, au gré des événements qui jalonnent notre existence de femmes.
Quelle place sommes-nous en mesure d’accorder à notre féminisme ?
Parfois, nous “venons au féminisme” de façon progressive. Prises de conscience graduelles, lectures, expériences fortes ou anodines, un certain nombre de facteurs nous amène à nous penser féministes. Parfois nous y venons aussi de façon brutale, à la suite d’un moment marquant, qui deviendra après coup ou immédiatement un vécu fondateur.
Cela na va pas forcément sans mal. Pour ma part, tout fut progressif et tout est toujours en danger. Pourtant mon féminisme est devenu impérieux et offensif ; il s’est même affirmé comme brutal au fil des années, à la fois dans ma façon de le vivre et dans ma façon de le formuler, et je crois pouvoir dire aujourd’hui que je me suis violemment radicalisée, étant entendu que le mot “violemment” n’est pas péjoratif ici.
Néanmoins, et si affirmé qu’il soit, mon féminisme n’est pas exempt de fragilité et il n’en faut pas beaucoup pour me faire vaciller. Aujourd’hui encore, j’ai des accès de doute et de culpabilité quand j’engage mes forces dans une quelconque lutte en lien avec des aspirations égalitaires. D’une part parce que la société dans laquelle je vis sait me rappeler, à chaque instant et à chaque pas que je fais en avant sur ce chemin d’émancipation, que rien ne me sera jamais accordé sans que je ne l’obtienne de haute lutte, et d’autre part parce que je suis parfaitement conditionnée à me sentir coupable dès que je fais sciemment le choix de prendre du temps à mes devoirs de femme, de mère et de compagne, pour le consacrer à moi-même ou pire encore, à la lutte militante.
Ce temps que je consacre au féminisme, c’est du temps que je vole, y compris à moi-même
Mais je m’en étais accommodée. C’est ce que nous faisons toutes plus ou moins, n’est-ce pas ? Nous composons, nous tempérons, sans jamais perdre de vue que d’une façon ou d’une autre et dans le tissage complexe des objectifs à atteindre, des compromis et des renoncements acceptables, l’impératif est de préserver autour de nous une certaine forme de paix relationnelle.
Féministe d’accord, féministe d’abord mais surtout, féministe si possible. Et uniquement à partir du moment où ça ne dérange pas l’alignement du monde qui nous entoure et que nos triples journées de travail maintiennent en ordre de marche normale. C’est ça, notre job : apprendre à être heureuses pour le bien-être qu’on procure et militer s’il nous en reste la force, dans le peu de temps que nos vies superposées voudront bien nous laisser.
Et qu’on ne se trompe pas sur les ennemis à combattre, dans cette course contre l’épuisement : les fossoyeurs de nos luttes ne sont pas obligatoirement les masculinistes hargneux et les patrons harceleurs. L’arrêt de mort de notre émancipation féministe, ce sont avant tout nos proches, nos emmerdements et puis nous-mêmes.
Mes meilleurs ennemis au quotidien sont en effet mes alliés de principe : le boulot qui me permet d’être financièrement indépendante (il m’épuise), le compagnon (il m’épuise), et ces enfants si chouettes que j’ai élevés en essayant d’être fidèle à mon idéal égalitaire (ils m’épuisent). Penser, vivre et agir en tant que féministe signifie inévitablement penser, vivre et agir en leur retirant du temps. Et comme ce temps ne sera consacré qu’à moi et à un combat qui me semble vital, à moi et pas à eux, il sera toujours considéré comme du temps volé.
En cas de pépin, dernier arrivé, premier sacrifié
Le féminisme se conquiert, et cela peut prendre des années. J’ai conquis le mien au prix d’une fatigue immense.
Et puis il y a quelques mois, je l’ai posé à côté de moi et l’ai laissé en plan. Des soucis personnels, professionnels, un deuil, des problèmes de santé. Je n’ai pas pu tout gérer, alors j’ai géré “le plus important”. Assurer au boulot malgré tout, assurer avec les enfants malgré tout, préserver la relation malgré tout. Semi-échec global, sentiment d’incompétence, d’insuffisance, d’impuissance.
Concernant mon engagement féministe, je ne me suis même pas posé la question : je l’ai sacrifié sur le champ, c’était un réflexe. Cela signifie-t-il que dans l’urgence nous préservons l’essentiel pour dégager l’accessoire, l’essentiel étant alors mes gosses, mon boulot et mon mec, et l’accessoire mon engagement féministe ?
Non, absolument pas. La vérité, c’est que je n’ai pas sacrifié l’accessoire : j’ai juste sacrifié ce qui était le moins légitime aux yeux des autres. Et cela m’a rendue malheureuse, frustrée, prisonnière de moi-même et d’un carcan symbolique dont j’avais presque réussi à oublier l’existence.
Autour de moi, on a trouvé normal que je cesse de militer parce que j’avais des emmerdements, et on a trouvé tout aussi normal que dans le même temps je continue à bosser comme une acharnée, à prêter attention à mes proches et à faire les gâteaux préférés de mes enfants. En revanche, on ne m’aurait jamais pardonné d’envoyer chier mes proches, de cesser de faire des gâteaux et de continuer à militer.
Delphy disait que certaines femmes de sa génération, n’ayant pas réussi à aligner leur vie sur leurs principes militants, avaient tordu les principes militants pour les mettre en adéquation avec leur vie, et que c’était bien dommage. Je suis tout à fait d’accord avec elle : je n’ai pas réussi, en période de crise, à aligner ma vie sur mes principes militants mais pour autant et maintenant que je suis à nouveau en mesure d’y penser, je ne crois pas que j’ai échoué et je ne vais pas prétendre qu’en fait, j’ai agi de façon féministe pendant cette horrible période.
Mais alors que je me noie encore dans cet océan de soucis, d’angoisses, de peurs, de chagrin et de fatigue, il me reste tout juste assez de féminisme pour comprendre que je n’ai pas échoué : j’ai simplement survécu en sacrifiant une partie de moi-même, plutôt que de sacrifier les autres.
Parce que c’est ce qu’on m’a appris à faire. Le simple fait de pouvoir y réfléchir est déjà une victoire. Pour le reste, je ne suis pas sortie de l’auberge.