Divorce : après la violence, la violence (mais moins présentable)

Les associations féministes (et les féministes tout court) font un boulot formidable autour des violences faites aux femmes. Information, prévention, prise en charge, aide judiciaire, administrative, soutien psychologique, orientation, démarches, elles abattent un putain de boulot. Elles travaillent avec des moyens dérisoires, dans le silence assourdissant des pouvoirs publics [Ah ben oui dis-donc, ça rend vachement bien, l’expression “silence assourdissant des pouvoirs publics” : je la vois souvent passer et à chaque fois je trouve que ça sonne impec, donc je m’étais promis de la placer quelque part, c’est chose faite. Je regrette pas].

Alors oui, je disais quoi, les féministes accomplissent un travail fantastique.

Les féministes travaillent à mains nues et à bout portant.

Mais il y a un endroit, un moment, une situation qui n’existe pas. Une situation de violences qui, lorsqu’on y est poussée, n’est documentée nulle part et n’intéresse personne [J’ai failli écrire “Une situation de violence qui, lorsqu’on tombe dedans”, mais cette formulation laissait entendre qu’on tombe toutes seules dans des situations violentes ; et ce genre de biais de langage fait fictivement disparaître les auteurs individuels et systémiques de ces violences. C’était un peu la même chose quand on a commencé à dire “défavorisés” au lieu de “exploités”, comme l’expliquait Franck Lepage : dire qu’il y a des exploités suppose un exploiteur. Et là on peut lutter, on sait contre quoi on lutte. Mais remplacer “exploités” par “défavorisés”, ça supprime l’exploiteur, il n’y a plus de coupable. Les exploités sont victimes d’un système, les défavorisés sont juste des gens qui n’ont pas eu de bol. Être défavorisé fait implicitement peser la charge de la solution sur la victime].

Donc, des femmes divorcent. Pour de multiples raisons. Mais en grande majorité, ce sont elles qui décident de “partir”. Je mets volontairement le mot “partir” entre guillemets car là aussi on a un gros problème, puisque dans les cas de violences conjugales, l’enjeu est presque toujours de “partir”, ce qui est souvent infaisable d’ailleurs, ou au mieux très compliqué (peur, danger réel si on se casse, argent, emprise etc).

Alors que dans l’absolu, c’est le conjoint violent qu’on devrait pouvoir foutre dehors. Mais ça, ça va beaucoup plus loin qu’un truc simplement infaisable, ça touche au sanctuaire inviolable d’un impensé puissant. Et on l’a toutes bien intégré, vu qu’on dit automatiquement “partir” quand on parle de s’extraire d’une situation de violences conjugales.

D’ailleurs on nous tient bien la tête sous l’eau en veillant à ne mettre en oeuvre aucun moyen qui permettrait d’envisager cette solution, qui DEVRAIT pourtant être la seule parce que putain de bordel de merde, aucune femme ne devrait avoir à quitter le domicile quand elle est victime de violences.

Mais revenons-en au sujet : il y a un moment, après le divorce, où nous disparaissons.

Nous sommes visibles, documentées, identifiées, quand nous subissons des violences. Et quand je dis “visibles”, je ne crie pas victoire : nous sommes visibles pour les féministes et les associations. L’État, lui, continue à nous laisser crever dans notre merde, à grands coups de coupes dans les budgets et de déclarations creuses.

Mais bon. On va dire que quand nous sommes victimes de violences conjugales, nous sommes visibles. Un peu. En tous cas documentées. On a des statistiques, des comptes rendus, des analyses, des projets, des actions à mener.

Quand nous sommes mortes, nous sommes visibles aussi. L’inaction assassine de l’État est illustrée par des pancartes portant nos prénoms en manif. Les hommes et les pouvoirs publics tuent une femme tous les deux jours, mais tout va bien.

Enfin bon, si nous sommes toujours vivantes, parfois nous divorçons et notre niveau de vie baisse, quand nous ne basculons pas carrément dans la pauvreté (meilleure blague statistique en forme d’euphémisme tranquille), nous existons encore un peu ; l’INSEE nous documente à peine mais nous existons.

Quand nous subissons des violences post-séparation (l’ex-conjoint qui continue à exercer pressions et violences sur nous et/ou sur les mômes), nous sommes encore visibles. Un peu moins mais des associations travaillent là-dessus.

En revanche, une fois divorcées, si nous ne sommes pas assassinées ou violentées par nos ex, nous disparaissons totalement des radars : dans les faits, si nous ne sommes pas violentées par un homme ou assassinées par lui et par l’État, nous sommes effacées du catalogue des galères et des violences infligées aux femmes. Le dernier indicateur post-divorce en dehors de la perte du train de vie, c’est la violence des hommes. Si elle est présente, on existe. Si on ne la subit plus, on se démerde.

Pourquoi ? Parce qu’officiellement, on s’en est sortie. On n’a pas été assassinée, on s’est débarrassée du bonhomme, donc hop, allez, circulez les filles, vous n’êtes plus dans le circuit, démerdez-vous. C’est une bonne nouvelle me direz-vous. Et en toute logique, notre plus grand souhait est de ne jamais entrer à nouveau dans le circuit, sachant que pour y entrer à nouveau il suffit que notre ex nous harcèle, nous menace, nous tabasse ou nous bute.

Notre ex. Notre mari. Les hommes. Fascinant, n’est-ce pas ? Comme le dit une féministe avec qui j’ai échangé sur le sujet : “Dans le contexte des violences conjugales, les femmes n’existent qu’à travers le prisme de l’homme”.

Ça veut dire que s’il est bien sûr essentiel de comprendre qu’il n’y a pas de violences masculines sans hommes qui nous violentent, et qu’il est largement temps qu’on pointe du doigt les coupables au lieu de culpabiliser les victimes, il n’est pas pertinent pour autant de conditionner le besoin d’aide des femmes après le divorce à l’existence de violences masculines exercées sur elles.

C’est un biais de perception qui a des conséquences dramatiques, la principale étant de recouvrir les femmes qui ont divorcé et qui ne subissent plus de violences masculines d’une cape d’invisibilité.

Et pourtant. Je vous garantis que si le silence qui suit du Mozart est encore du Mozart, la galère qui suit les violences, c’est encore des violences.

Les traumatismes à gérer, la reconstruction, le jugement de la société, de l’entourage, d’accord, mais ce qui nous frappe surtout, SURTOUT, c’est le naufrage financier, qui coule beaucoup d’entre nous. Et là on ne parle pas de perte de train de vie, d’un ciné qu’on ne se fera pas ou de la voiture qui aurait besoin d’une révision.

Non, moi ce dont je parle ici, c’est de l’impossibilité de payer le loyer, des dettes qui s’accumulent, des courses qu’on ne peut pas faire, du frigo vide, de l’huissier qui sonne à la porte. Je parle de l’absence de perspectives, d’un marché du travail qui ne veut pas de nous, de l’absolue nécessité de nous nourrir, nous et nos gosses, de l’absence d’aides spécifiques pour les femmes divorcées (ne venez pas me parler de la CAF, sinon je vais m’énerver encore plus), de la solidarité qui ne peut être mise en place que quand on a l’énergie, le réseau, une connexion internet, et qui n’a de toute façon qu’un temps parce que sans storytelling efficace les gens en ont vite marre de voir passer les mêmes meufs qui viennent mendier le même pognon que le mois dernier parce qu’elles ont toujours ce foutu loyer à payer et que l’économie de l’attention fait qu’on ne pleurera pas deux fois devant le même film, sauf que nos vies brisées ne sont pas des films, merde.

Des femmes crèvent à petit feu des violences post-divorce, et ooooh surprise : ce n’est pas leur ex-conjoint qui leur inflige ces violences.

Cessez de nous définir à travers ce que les hommes nous ont fait subir, et cessez de penser qu’une fois qu’ils ont cessé de nous violenter nous sommes tirées d’affaire. C’est faux. Les hommes dont on a réussi à se débarrasser parce qu’ils nous violentaient ne disparaissent que pour laisser place à une autre violence systémique : celle qui nous punit d’être “parties” (ou restées à la place du connard qu’on a foutu dehors). Une fois débarrassées de notre conjoint violent, nous tombons sous le coup d’une autre violence, dans l’indifférence générale.

Et si hier une petite chroniqueuse droitarde a tranquillement pu cracher sur une chaîne d’info que si on est au SMIC, il ne faut peut-être pas divorcer, ce n’est pas uniquement par bêtise. Elle n’a pas proféré une horreur inédite : elle a verbalisé un constat que nous, femmes divorcées avec les huissiers au cul, nous faisons chaque jour, et que beaucoup de gens approuvent. Quand on a pas de fric on ne divorce pas. Et si on divorce quand même, on le paiera.

Depuis mon divorce, la société ne me dit qu’une seule phrase, toujours la même, à chaque courrier, à chaque mise en demeure, à chaque prélèvement rejeté, à chaque article que je sors de mon caddie : “Marche ou crève, connasse”.

Et je crois que je fais les deux en même temps, jour après jour. Je marche, et je crève. Je suis dévorée de colère, mais ma colère est politique, et elle se dresse contre une violence économique, sciemment infligée à des femmes parce qu’elles ont divorcé. Cette violence n’est pas le fruit de notre inconséquence ou d’une décision mal pesée au regard de nos moyens financiers. Elle est le fruit d’une répression organisée, visant à nous tenir en laisse, à nous empêcher de sauver notre peau. Et comme on ne plie pas et qu’on divorce quand même, on n’a qu’à se débrouiller et crever sous les dettes et le manque de pognon, le manque d’aides, le manque de soutien. Après tout, on s’en est sorties, on l’a quitté ce sale con, qu’est-ce qu’on veut de plus, il y a des femmes qui meurent assassinées quand même, un peu de décence, fermez vos gueules les survivantes au frigo vide. Vous êtes indésirables, invendables pour les assos, invendables dans les médias, tout le monde s’en fout de ce qui va vous arriver.

Ne l’oubliez pas quand vous les voyez mendier du fric sur internet, ces femmes qui marchent et crèvent en même temps, ou quand vous voyez passer les appels au secours de celles qui comme moi paient leur décision à chaque minute de leur nouvelle existence, toujours vivantes et dépérissant face à des gens qui détourneront forcément le regard à la fin de la première saison, puisque leur histoire n’est plus assez sexy pour émouvoir, et que le récit d’un naufrage quotidien, à base de paquets de nouilles et de rage frustrée, sera toujours moins vendeur que la photo d’un visage couvert de bleus ou des pancartes agitées sous vos yeux. Vous nous préférez mortes, en fait.

Sentez-vous coupables de nous laisser crever en espérant que ça s’arrangera tout seul ou qu’on aura un truc plus passionnant à raconter au prochain épisode. Vous êtes tous coupables. Comme je le suis d’avoir divorcé, alors que je n’avais même pas un SMIC.