“Et toi, en quoi le féminisme t’a-t-il rendue plus heureuse ?”
Avais-je déjà pris le temps de me poser cette question avant de la voir passer sur Twitter ? Je ne crois pas.
J’ai grandi dans les années 80. Mon adolescence a été ponctuée de grandes extases vestimentaires et musicales mais j’avoue avoir atteint le paroxysme du bonheur en dansant comme une possédée sur “Another brick” de Fake, avant d’enchaîner des slows moites au son de “Hunting high and low” passé en boucle, dans l’espoir fou que Fabrice W, le mec le plus sexy et gentil du collège, finisse par m’embrasser avec la langue sous la double rampe de spots multicolores et la boule à facettes du garage d’Yvan, le copain aux parents parfaits (car ils l’autorisaient à organiser des boums chez lui tous les samedis soir).
À cette époque bénie, certaines mères de mes copines “avaient été” féministes, le choix du passé pour conjuguer leur engagement établissant sans ambiguïté que la lutte pour les droits des femmes était un simple souvenir de guerre.
Les seuls récits féministes auxquels j’avais accès étaient ceux des actions du MLF et ma vision du mouvement se résumait alors à un festival de soutien-gorges en feu brandis par des meufs énervées dans des rues prises d’assaut. J’avais donc intégré que grâce à ces incendies je disposais du droit à me faire baiser sous pilule, ainsi qu’à avorter dans la honte si jamais j’étais un jour assez conne pour oublier un comprimé mais trop chaude du cul pour m’être retenue de forniquer. Ma connaissance du féminisme s’arrêtait là et j’étais pleine de gratitude pour ces valeureuses pyromanes de soutifs.
Et puis j’ai grandi, j’ai pris la pilule, j’ai baisé, je me suis mariée, j’ai eu des enfants et j’ai survécu à tous ces bonheurs.
Je suis devenue féministe. Je n’avais pas très envie. Côté loisirs, moi mon truc c’est de glander sur une balancelle avec un chat dans les bras, ou à la rigueur d’aller à la piscine, dans les jours de grande motivation.
Hélas, le féminisme n’a pas été un loisir en option. Ça a plutôt été un abcès purulent qui s’est peu à peu infecté et a pourri ma parfaite petite vie.
Je vivais dans le calme avec les yeux mi-clos. Juste assez ouverts pour pouvoir mettre un pied devant l’autre, mais toujours assez fermés pour m’empêcher de voir les choses telles qu’elles étaient vraiment. Je vivais frustrée par tout un tas de choses, mais c’est à moi que je reprochais de ne pas savoir me satisfaire du rôle qui était le mien.
Je n’ai commencé à regarder droit devant moi qu’en trébuchant sur des obstacles. J’ai découvert l’existence des limites qu’on me posait au moment où je tentais innocemment de les franchir. Je n’avais même jamais testé la longueur de ma laisse avant de tirer dessus et c’est en essayant de l’ôter que dans la foulée j’ai pris conscience du collier sur mon cou, qui entravait chaque tentative de mouvement hors de mon périmètre de sécurité.
J’ai trouvé ça vraiment nul, et j’ai ressenti un besoin viscéral de m’affranchir. À partir de là, j’ai commencé à défaire mes liens dans l’espoir de faire des choix et ça n’a jamais été une partie de plaisir mais c’était ça ou m’étioler sur pied. Je me suis rendu compte que je n’étais pas seule. J’ai politisé mes actions. J’ai ordonné ma pensée. J’ai compris qu’une femme n’était pas limitée à avoir des rêves et qu’elle pouvait avoir des objectifs. J’ai trouvé des voies d’épanouissement insoupçonnées, j’ai compris le sens des luttes collectives. J’ai cheminé du mieux que j’ai pu. Je suis devenue moi-même.
Mais quand je me demande en quoi le féminisme m’a rendue plus heureuse, la réponse est évidente : en rien. Jamais. Nulle part. Avec personne.
Le féminisme aurait pu me rendre heureuse dans un monde égalitaire. Mais en milieu patriarcal, le féminisme est juste une putain de croix pleine de barbelés que je charrie à mains nues à chaque minute de ma putain de vie.
Oh oui bien sûr, le féminisme m’a libérée, émancipée, extasiée, rendue à moi-même. Il m’a permis de franchir des limites et d’effectuer en conscience des choix dont je n’aurais jamais osé rêver. Mais rendue heureuse ? Pas une seule seconde dans ce monde-là.
Être féministe a compliqué ma vie professionnelle, m’a fait passer pour une salope, m’a coupée de certains amis, m’a transformée en trouble-fête et m’a coûté un tas de trucs.
Aussi, avant d’être féministe et de me croire l’égale des hommes, je leur étais soumise mais leur bienveillance à mon égard m’aidait à le supporter.
Aujourd’hui je suis leur égale et ils me le font payer très cher. Pas toujours par malveillance, simplement par réflexe : il faut les comprendre, ce n’est pas simple à gérer pour eux, cette meuf sans vergogne qui ne baise plus sans en avoir envie, qui ne se tait plus pour les épargner, qui gueule aussi fort, qui escalade aussi bien, qui veut la même somme de fric pour la même quantité de boulot, qui ne se laisse pas couper la parole, qui ne tolère plus la silenciation, mais qui refuse d’enchaîner en double journée en rentrant du travail. Et là je parle bien des hommes qui ne vivent pas avec moi, qui ne me baisent pas et ne bossent pas avec moi.
C’est ça qui est magique : les mecs qui constatent ton féminisme, même en dehors de toute collaboration professionnelle ou de relation personnelle, te feront payer au nom de tous ce que tu refuses à quelques uns. Il ne faudrait pas que l’émancipation des meufs fasse vaciller leur confort systémique. Le principe de précaution est de mise.
Et puis surtout, avant d’être féministe j’aimais les hommes et c’était un repère solide, ça contribuait à me définir et à baliser mon chemin, mais ça aussi je l’ai perdu en route.
Si je suis féministe malgré tout, c’est parce qu’un de ces quatre, dans un monde égalitaire où le patriarcat aura été aboli, être féministe ne sera plus une nécessité et ne coûtera plus rien aux femmes.
Alors non, le féminisme ne m’a pas rendue heureuse mais je n’ai pas le choix et je ne ferais marche arrière pour rien au monde. Je suis féministe parce qu’il le faut et aujourd’hui c’est ça qui contribue largement à me définir. Dans mon esprit et dans mes tripes, ce n’est ni bien ni mal : c’est un simple fait. Je n’y trouve aucune gratification, aucun plaisir et je ne suis pas plus aimée, bien au contraire. Ce n’est pas non plus un sacrifice ou un don de moi-même, je fais les choses en adéquation avec une lutte, une identité, un chemin à parcourir et tout ça coule de source.
Tout ce que je peux dire, c’est que chaque entrave renforce mon besoin de liberté, consolide la lutte individuelle et collective, et que chaque pas en avant ajoute à la cohérence de ma vie.
Je n’ai finalement qu’un seul regret dans ma vie de féministe : malgré des heures de slows et beaucoup de fard à paupières irisé, Fabrice W. ne m’a jamais embrassée.